Légende

« Entre monstre et loup »

Georges VEILLESSE

De rouge et de noir vêtus, sang et deuil, les Diables de Cortil (Les Djâles Di So Corti), par leurs gambades et les coups sonores des vessies, perpétuent une vieille tradition. Quoique diables, mais surtout joyeux drilles, ils pourchassent inlassablement l’esprit du mal. On les vit d’abord entourant un énorme dragon enchaîné, à quoi ils substituèrent leur géant, « Bièt’mé Li Spitant ». Au monstre vorace, dont furent victimes leurs courageux ancêtres, ils préfèrent leur héros local. Ainsi, les Diables ont leur page de bravoure, leur légende. Tel est l’objet de notre propos

***

Il y a … longtemps, très longtemps, le hameau de Cortil vécut sous la terreur d’un monstre effrayant et cruel.

Cortil, aujourd’hui riant hameau de Tilff, tient son nom de ses jardins, de ses courtils. A cette époque lointaine, il était le coteau cultivé d’une vaste colline, couverte tant au sommet que sur le versant opposé, d’une forêt touffue où foisonnait le gibier, gros et petit. Il n’y avait pas dans cette forêt que loups, sangliers, cerfs, brocards, renards, lièvres, lapins, faisans, cailles et bien d’autres animaux féroces ou inoffensifs, que l’homme pouvait chasser, mais encore un redoutable dragon qui rançonnait la communauté.

Depuis trois ans, les habitants de Cortil vivaient dans le deuil et l’angoisse. L’horrible bête aux griffes de lion, aux ailes d’aigle, au corps de serpent, avait exigé qu’on lui conduisît, chaque printemps, une adolescente de seize ans dont il faisait sa proie. A cette condition, il consentait à ne point s’attaquer aux êtres humains des lieux où il avait décidé de sévir.

Dès qu’elles approchaient de l’âge fatal, les jeunes filles voyaient avec terreur s’écouler les jours, les heures, les minutes même. Vieillir devenait une condamnation. Désignées par le sort, deux d’entre elles avaient été sacrifiées à la tranquillité générale et la troisième échéance approchait sans que l’on ait découvert aucun stratagème pour se débarrasser du monstre, dont les fréquentes incursions ravageaient lamentablement les jardins. Comment l’éloigner à jamais ?

Maintes fois, les jeunes gens s’étaient réunis à l’initiative du grand Bièt’mé, surnommé « li spitant », en raison de sa vitalité, de sa force, de sa roublardise, de son courage aussi et surtout des ressources imprévues d’une imagination constamment en éveil. En vain avaient-ils envisagé des possibilités, conçu des plans : nul n’était pratiquement réalisable. En vain s’était-on hasardé à préconiser l’attaque directe : on ne disposait que de quelques épieux. Encore aurait-il fallu s’identifier au Diable pour oser affronter un adversaire de telle envergure !

C’est cependant à ce moyen extrême, combien gros de risques, qu’ils s’arrêtèrent aux premiers beaux jours. La neige fondue sous les assauts répétés du soleil, avait libéré la nature. Le printemps était là. Quelques semaines plus tard, il faudrait assister à l’inhumain tirage au sort et conduire la troisième victime à l’orée du bois sur les hauteurs de Hovade. « Quand on n’a pas la force, proclama Bièt’mé, on emploie la ruse ». Il avait son idée ; mieux valait tout tenter que de se plier une nouvelle fois aux exigences de la bête infernale.

***

Au fond d’un ravin, serpentait alors le chemin reliant Tilff à Cortil. Dans les buissons et les ronces du versant sud, un loup se tenait tapi le jour, en attendant de rôder dès la nuit tombée à la recherche de sa nourriture. De temps à autre, on l’avait entrevu à longue distance. On le décrivait comme ayant une taille exceptionnelle comparable à celle d’un veau de plusieurs mois. Le soir, personne ne se hasardait dans les environs, bien qu’il ne se soit jamais attaqué aux passants. Certes, la topographie des lieux est totalement modifiée, mais l’endroit en question, baptisé « Trou du loup » (Trô dè leu) depuis des temps immémoriaux existe encore de nos jours.

Pour la sœur de Bièt’mé, l’anniversaire tant redouté, le seizième, venait d’échoir. La pensée de la menace qui pesait sur sa cadette devenait intolérable au jeune homme. Coûte que coûte, il fallait agir, débarrasser Cortil du joug odieux. Ainsi, devant ses compagnons, il esquissa la charnière de son artifice :

– Dès demain, dit-il, nous construirons une cage solide, capable de contenir le loup du ravin et de résister à sa fureur. De nuit, lorsqu’il partira en quête de proie, à trois ou quatre et en toute hâte, nous creuserons un fossé profond aux abords des fourrés qui lui servent d’abri. La cage descendra dans la fosse, et, par un système ingénieux de mon invention, le couvercle se refermera aussitôt qu’un poids pèsera sur le fond. Dissimulé sous les branchages, ce piège n’éveillera nulle appréhension chez le loup, que nous devons capturer vivant.

– Et du loup, que veux-tu en faire ?

– Ce que je veux en faire ? Le substituer lui et sa cage à celle de nos sœurs que le sort désignera. Placées face à face dans de telles conditions, les deux bêtes se livreront une lutte implacable, dont nous tirerons profit pour nous approcher du monstre et lui percer le flan de trois dizaines d’épieux. C’est notre seule chance. J’ai dit trois dizaines ! Cela signifie que vous êtes tous à mes côtés. Dès demain, nous nous procurerons des armes en quantité suffisante. Qu’en pensez-vous ? Si vous avez peur, j’irai seul !

Courageusement, ils acceptèrent de courir, sous la conduite de Bièt’mé, les risques éventuels de la terrible aventure. C’était héroïsme autant que folie !

Le grand jour arriva.

Généralement invisible en plein jour, le dragon s’enfonçait dans la vase et l’eau noirâtre d’un étang profond situé non loin de Hovade, au sein de la forêt. A intervalles irréguliers, la masse d’eau s’agitait de remous formidables. Une forte odeur nauséabonde s’en dégageait. Parfois, une gerbe de liquide s’élevait à plusieurs mètres, scintillant au soleil, puis retombait avec un bruit de cascade. On voyait alors émerger, durant quelques secondes, la tête effrayante, quasi chevaline, de l’animal fantastique qui faisait sa réserve d’air pur. On voyait ! Précisons plutôt : « on aurait pu voir » car, vous vous en doutez, personne ne se hasardait dans ce paysage d’épouvante.

A la faveur du silence nocturne, quand il se frayait un chemin à sa dimension, le vacarme de ses assauts de titan contre la force tranquille des troncs plusieurs fois centenaires, se percevait dans les chaumières du hameau. Ces soirs-là, la peur, celle qui naît de l’impuissance devant l’inéluctable, envahissait les foyers. Bien qu’on ait, suivant les convenances, payé le tribut en vies humaines, on appréhendait quelque caprice contre lequel on n’avait d’autre ressource que la résignation ! 

L’une de ces percées aboutissait, à deux encablures de l’îlot de Hovade, dans la prairie où l’otage annuel, les yeux bandés, pieds et poings liés, paralysé d’effroi jusqu’à l’évanouissement, attendait l’arrivée du dévoreur immonde. A proximité, une zone de pins particulièrement compacte formait un rideau naturel presqu’impénétrable. C’est là que Bièt’mé comptait grouper les justiciers.

Un soleil généreux avait fait du printemps une saison de délices. Déjà, le feuillage abondant vêtait les arbres et buissons, un feuillage d’un vert tendre qui évoquait cruellement l’harmonieuse fraîcheur de cette enfant, fleur à peine éclose, vouée à la mort si des frères au cœur noble, aux bras téméraires, n’avaient juré, en un serment solennel, de changer le cours du destin.

L’astuce de Bièt’mé avait eu raison du loup dont la taille répondait aux affirmations assez vagues de la rumeur publique. Serré entre les barreaux, privé de nourriture pendant quarante-huit heures, écumant de rage, il était bien l’adversaire redoutable, l’instrument rêvé pour causer d’irréparables dégâts.

A la nuit tombante, cage et contenu furent mis en place. La phalange, dont étaient exclus jouvenceaux mal aguerris, célibataires d’un certain âge, adultes avec charges et responsabilités, comptait une bonne trentaine de jeunes gens, peu rassurés mais décidés à faire des prodiges. Ils étaient tous là, ceux du Centre, ceux de Hovade, de Baoufontaine, de Laid Fond, de Louvetain… qui disparurent dans le secret du bois de pins.

Bièt’mé, armé d’un épieu entièrement métallique forgé pour la circonstance, avait donné de sévères consignes :

– Je me tiens derrière la cage pour élargir mon champs d’observation. Vous restez dans votre coin, immobiles et muets. Au moment que je juge favorable du combat des deux animaux, ou en cas d’imprévu à tout autre moment propice, d’un coup de sifflet strident, je lance le signal d’attaque. Surtout, méfiez-vous de la longue queue, souple et meurtrière.

La nuit s’annonçait clémente, éclairée par une pleine lune complice. D’interminables minutes d’attente et d’angoisse commencèrent. Le loup hurla à plusieurs reprises. Bientôt, on perçut de sinistres craquements lointains qui s’amplifièrent en se faisant plus proches. Une masse formidable se découpa dans la percée à une centaine de pas, reniflant et renâclant avec véhémence. Le loup s’était tu, les yeux désespérément fixés sur cette apparition apocalyptique, instinctivement conscient de la menace inexorable et de sa complète puissance.

Les Cortisiens se firent plus petits dans leur cachette, tandis que leur chef, les nerfs tendus, l’œil vigilant, la respiration quasi coupée, suivait l’évolution de l’évènement.

Le monstre renifla plus bruyamment encore, s’ébroua, précipita sa marche et déboucha, agressif, dans la prairie, non loin de la cage. Il s’arrêta un instant, semblant jauger ce téméraire canidé qui venait le défier à l’endroit même où il croyait trouver une jeune femme, pieds et poings liés. Serrant son épieu, Bièt’mé recula de quelques pas.

Vraiment, il faudrait être le Diable pour terrasser cet ennemi fantastique, ou Hercule en personne, ou quelque chevalier audacieux secouru par la Providence ! Une volonté de fer effaça aussitôt cette pensée inopportune et aussi une soudaine conviction que la Providence ne pouvait les abandonner, lui et ses compagnons, dans leur lutte inégale contre l’esprit du mal.

Une détente de félin, inimaginable chez une bête de ce gabarit, projeta le dragon face à son adversaire. L’énorme patte aux griffes de lion s’abattit sur la cage, transformée tout à coup en un amas de débris, d’où le loup s’échappa, écorché et hurlant : il s’était aplati au moment de la charge, et ce mouvement naturel de protection l’avait momentanément sauvé. Subitement libre, dominé par une fureur aveugle, il s’élança sur le dragon avant même que celui-ci ne réagît efficacement. Ses crocs acérés s’enfoncèrent dans la chair molle du cou, le seul endroit vulnérable, celui de la carotide qui, transpercée, laissa filtrer un mince filet de sang.

Un peu à l’écart, Bièt’mé assistait à cette lutte sans merci. Des oscillations répétées de la tête balancèrent en tous sens le minuscule assaillant qui, suspendu par la gueule, resserrait de plus en plus ses mâchoires d’acier, jusqu’à ce que le géant, dans un suprême effort de libération, le projetât, tel un projectile sortant d’une bouche à feu, dans le feuillage voisin. Un bruit sourd marqua la fin dramatique du loup qui retomba inerte, l’échine brisée, au pied d’un hêtre.

Délivré de l’étreinte, le dragon suivi du regard la trajectoire décrite par son ennemi, dont il craignait un retour offensif toujours possible. Distrait durant quelques secondes, il n’aperçut pas Bièt’mé qui, rapide comme l’éclair, bondissant vers lui, le cloua au sol en enfonçant son épieu jusqu’à la garde, dans une de ses énormes pattes aux griffes de lion.

Un flot discontinu de sang giclait de la carotide déchirée, il forma flaque d’abord, pour s’écouler ensuite, par le terrain en pente vers le ruisseau de la Chawresse. La vie s’échappait de ce corps immense qui s’agitait en d’effrayants soubresauts, alors qu’une immobilité totale eût été seule capable de favoriser la coagulation, d’arrêter l’hémorragie fatale.

Bièt’mé l’avait compris. Il ne s’affola pas outre mesure en constatant que l’épieu se dégageait dangereusement à chaque contraction de la patte perforée. Petit à petit, les tentatives se firent plus rares et moins violentes, le flot de sang diminua d’intensité, la tête chevaline s’affaissa et la queue redoutable cessa de battre rageusement les flancs ramollis.

La victoire était en marche. « C’est à nous de l’achever », murmura Bièt’mé et il lança le coup de sifflet convenu. En moins de trente secondes, trente lames pénétrèrent dans la chair flasque, jusqu’aux organes vitaux. La queue décrivit un ultime arc de cercle et le monstre expira, exsangue.

Cortil était délivré. Bièt’mé et ses diables revinrent triomphants, salués par d’interminables et frénétiques « hourras ».

Le lendemain matin, grands et petits, jeunes et vieux, défilèrent devant les restes pitoyables du gigantesque vaincu. Ceux qui, à travers bois, poussèrent jusqu’à la vaste pièce d’eau noirâtre où gisait le tyran, ne furent pas peu surpris, prétend-on, de se trouver devant un coquet vivier, dont la surface limpide reflétait joyeusement l’azur du ciel. Elégamment tracé en forme de cœur, il restait et reste, en plein nature, symbole de courage et de bravoure.